La chanson
À Berlin, le hit de l’année dernière était la chanson de la pub pour la BVG (la compagnie qui gère le réseau de métros berlinois), « Ist mir egal » de Kazim Akboga. Le refrain donne plus ou moins ceci :
« Mann macht Umzug, is mir egaal,
Bart an ladies, is mir egaal
Mann auf Mann, is mir egaal
Is mir egaal, egaal
Könnt ihr machen – ist mir egal
Solche Sachen – sind uns egal
Wir euch lieben – ist euch egal … »
(Traduction approximative :
Déménagement dans le métro, je m’en fous. Femmes à barbe, je m’en fous. Un homme sur un homme, je m’en fous. Vous pouvez faire ce que vous voulez, on s’en fout, on vous aime.
Dans la vidéo, comme dans la réalité berlinoise, le métro est peuplé de punks à trous, hipsters, placards/ matelas à déménager, personnes qui coupent des oignons et râpent du fromage ou qui installent une table et prennent l’apéro.
La chanson est reprise à toutes les sauces, en guise d’insider joke, par la quasi-totalité des habitants de la ville. En réalité, c’est assez basique : dès lors que la réponse à quelque propos pourrait être « je m’en fous », on bassine « ist mir egaal » en musique. Cette plaisanterie est assez divertissante.
Punk à trous, je m’en fous. Homme habillé en femme, je m’en fous…
La U-Bahn, symbole de la tolérance et la diversité Berlin ? Certes. Mais il y a aussi une dark side.
La dark side
„Einsteigen bitte. Zurückbleiben bitte.“ Tuut, tuut, tuut, sdongf.
Piuuuuuu…
Les wagons jaunes qui sillonnent la ville ont un petit côté désuet. Entre le légo jaune et l’idée que je me fais d’un engin style DDR, très vintage. Les sièges imprimés camouflage violet, rouge et noir, sont reconnaissables entre mille. C’est Berlin.
Les U- et S-Bahn sont indispensables pour se déplacer pour pas trop cher d’un point à l’autre de cette ville XXL. Le vélo aussi est une bonne option, à condition :
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qu’il ne pleuve pas (à moins que vous ne soyez fanatique de ces horribles ponchos de pluie)
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que vous ne soyez ni vieux
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ni malade
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ni trop pressé
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que vous ayez un vélo qui ne se soit pas encore fait piquer par des collectionneurs et revendu sur les marchés aux puces. Les hipsters adorent le second hand.
Pour ma part, mon vélo sans selle au pneu crevé s’est fait piquer par ma logeuse psychopathe, donc je suis obligée d’emprunter la U-Bahn. Air insalubre (j’ai parfois du mal à respirer), bruit, odeurs, surtout en été. Comme il fait un froid glacial 10 mois sur 12, on a jugé peu rentable d’investir dans l’aération, qui n’est de toutes façons utile que deux semaines dans l’année.
Bref, le voyage n’est pas particulièrement agréable, sauf peut-être quand le wagon sort de son gouffre et que j’ai une vue surélevée de la ville, comme par exemple sur la U12, qui mène tout droit à la vue panoramique de la station Warschauer Str. (à voir au coucher du soleil. Ou au lever, pour les fêtards).
La pub omniprésente
Quoi qu’il en soit, ces wagons, que je n’emprunte pas par choix, sont saturés de pub. Et quand je dis saturés, c’est qu’alors même que j’essaie de ne pas les regarder, c’est tout simplement impossible. Il y en a devant, derrière, sur les côtés. Les pubs, n’ont pas encore envahi l’espace sonore alors il reste toujours l’option de voyager en aveugle. Bon courage.
Le problème ne réside pas seulement dans le fait que, si je ne souhaite pas passer pour une voyeuse qui scrute les autres passagers, mon regard se porte naturellement sur les affiches situées sur ou sous les fenêtres. Non, le problème, c’est qu’il y a des télés installées tous les trois mètres et que l’œil vagabond se trouve happé par cette sirène. Détourner le regard ne sert à rien, car de l’autre côté, il y en a une autre. Je suis cernée.
L’infotainement en mode brainwashing
Qu’est-ce qui passe à ces fameuses télés ? Les infos résumées efficacement en une ligne (pourquoi lire une réflexion approfondie sur un sujet quand la vérité est déjà facilement accessible grâce aux télés de la U-Bahn?), de la pub pour des films à venir et autres attractions. Toutes disponibles à Berlin, quelle chance. Alors entre deux vidéos de comédies musicales kitch, je suis informée du nouveau statut matrimonial des stars allemandes dont j’ignore le nom, probablement parce que je ne lis pas la Bild.
Les pubs sous les fenêtres disent : « Yeah, devenez agent de call-center ! Vous le valez bien ! » ou encore « Devenez souris de laboratoire en nous laissant faire des expériences sur vous, tant que vous êtes en bonne santé ! », pour terminer par « Essayez le nouveau site de promotion sur les cosmétiques, épilation, coiffure, livraison à domicile ! ».
Sur chaque quai, des écrans projettent des mini-vidéos de célibataires épanouis car ils ont trouvé l’amour virtuel. C’est une campagne monstre. On peut aussi être incité à acheter de la bière, de l’eau, des vêtements type H&M. Projette-t-on des pubs Chanel dans les taxis ?
La pauvreté
Ce qui est frappant, c’est de voir le résultat sur les visages des voyageurs. Les jeunes gens sont peut-être encore frais (et encore), mais par rapport à Paris ou Cologne par exemple, je constate qu’il y a énormément de personnes ravagées par la pauvreté. Elle se lit sur leurs vêtements fades, bon marché, ne les mettant absolument pas en valeur. Elle se lit sur la peau terne, criblée de boutons, les crânes parsemés de chevelure se faisant rare, même chez les femmes. Elle se lit sur les corps déformés par la sédentarité, des énormes Bierbäuche (ventres de bière), le surpoids.
Un jour, j’étais assise en face d’une femme qui lisait un roman. Je n’étais tout d’abord pas sûre si c’était un homme ou une femme, non pas parce qu’elle était en phase de transition, mais parce qu’une maladie, sûrement liée à son obésité, lui avait enlevé tout genre. Une chevelure éparse, des sourcils à la fois broussailleux et clairsemés, un visage gras, un corps informe. Vraisemblablement, elle avait perdu espoir car elle n’était pas soignée et ses vêtements n’avaient d’autre fonction que de la cacher au regard des autres. C’est le genre de personne que j’aurais tant aimé aider, sans savoir si j’en serais capable. Après tout qui suis-je pour tirer quelqu’un du désespoir ?
Ce qui m’a émue, c’est que le roman qu’elle lisait était un roman à l’eau de rose. Sur la couverture, un couple jeune et beau s’embrassait passionnément. Peut-être lisait-elle ce roman pour compenser le manque d’amour et d’érotisme de sa propre vie. Par la lecture, elle s’inventait une vie différente.
Les SDF
Puis, il y a les gens encore plus pauvres, ceux qui quémandent de l’argent aux autres. Ils vendent le Straßenfeger, le journal des SDF, et demandent un peu de monnaie. À Hermannplatz, il y a même une jeune fille. Blonde, pâle, la peau recouverte de boutons, au corps osseux. Elle est sûrement tombée dans la drogue.
Parfois, quand un homme ayant trop de paquets s’assoit sur un banc et ferme les yeux, des contrôleurs de la BVG arrivent et demandent ce qu’il fait là. L’homme tente de se disculper et affirme qu’il a juste fermé les yeux en attendant le prochain métro. À l’arrivée du métro, ils lui ordonnent de se lever et attendent, campés devant lui. Attention, c’est qu’il aurait pu être en train de dormir, ce malin !
La police
Une fois, en sortant du wagon de métro à Hermannplatz, j’entendis des hurlements et des aboiements de chiens fous furieux. 9 hommes se tenaient devant une petite femme qui avait élu domicile devant l’entrée du Karstadt, avec ses paquets et ses couvertures. Il fallait qu’elle déguerpisse au plus vite avant de risquer de jeter une mauvaise image sur le centre commercial.
Trois chiens féroces étaient prêts à s’élancer sur la femme dès lors que les policiers lâcheraient la laisse qu’ils tenaient tranquillement. Les chiens tiraient et aboyaient. La femme, révoltée, leur hurlait dessus. La violence de cette scène m’a frappée, et pourtant, je n’ai rien fait, choquée. Personne ne faisait rien. Une femme pauvre, sans forces, sans armes se faisait menacer par des molosses et tout le monde continuait sa vie. Si c’est la police qui agit ainsi, c’est qu’il y a une bonne raison, alors il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
Seul un a réagi. C’était le petit chien de la femme. Il était minuscule et aboyait de toutes ses forces de ses cris suraigus, comme s’il pouvait la protéger des trois molosses enragés. Ce petit chien, il s’en foutait, il ne pouvait supporter que sa maîtresse soit traitée de la sorte et donnait tout. Je me dis qu’elle devait se sentir un peu soutenue, grâce à lui. Et moi, je n’ai rien fait. Je suis passée comme tout le monde. J’ai d’abord voulu sortir mon iphone et filmer, puis me suis ravisée. À quoi bon ? Et bien j’aurais du faire comme ce petit chien, qui ne se pose pas la question du à-quoi-bon et qui défend ce qui lui paraît juste.
Résumé
Dans la U-Bahn, nous avons donc :
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l’incitation à la consommation en mode lavage de cerveau
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le chômage
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des employés qui tuent leur vitalité au travail mal payé
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les nantis de la société qu’on fait mieux de chasser aux chiens
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les représentants du pouvoir auto-satisfaits, à la fois anxieux des représailles s’ils ne faisaient pas preuve d’assez de « fermeté », et jouissant de l’ascendant qu’ils ont sur le reste de la population, au détriment d’un sens basique de l’humanité et d’esprit critique vis-à-vis des ordres qui leur sont donnés
Sans compter :
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les jeunes ivres et drogués qui ainsi « profitent de la vie », parce que sans stimulants la leur est si fade. Ils trompent un ennui dont ils ne sont même pas conscients.
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les vieux qui boivent de la bière de jour pour se rendre la vie plus douce
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une humanité rivée sur son iphone, qui trompe la solitude dans un métro bondé, avide de se distraire l’esprit à Facebook, Tinder, Snapchat, Instagram, Twitter, les stimulants des gens sobres
Ist mir egaal, ist mir egaal ? NEIN.
Seb says
Le métro est un reflet de la société, que tu ne vois pas quand tu es à la surface ne démontre que ton propre aveuglement. Sous terre il n’y a pas de perspectives, tu ne pas pas voir loin, tu ne peux voir que ce qui est devant toi…
Itinera Magica says
Ton texte est magnifique et poignant.
Et m’a rappelé aussitôt pourquoi j’ai été si mal à l’aise à Berlin, où j’ai vécu quelques mois.
Cette fausse coolitude, ce désespoir, cette ultra consommation, ce marketing de la rebellion, cette impression de déstructuration, d’être paumé, en roue libre.. Berlin me faisait du mal, Berlin attaquait ma santé mentale. J’ai eu besoin de la fuir. J’ai été beaucoup plus saine et heureuse à Munich, oui, Munich la bourgeoise, la campagnarde, peut-être qu’elle m’allait mieux finalement.
J’adore ta façon de capter les ambiances.
greenandthecity says
De la part de ma blogueuse préférée, ton commentaire me touche énormément, tu n’imagines même pas ! Oui, Berlin c’est cela, mais c’est aussi beaucoup de belles choses, et c’est pour ca que je l’aime. Une ville de contrastes, riche, pleine de gens qui pensent autrement, qui veulent réaliser leurs rêves, d’artistes qui ont la place de s’exprimer. Tout dépend bien sûr des rencontres que l’on fait et pour ma part, j’y ai rencontré beaucoup de gens merveilleux, un peu rebelles, un peu artistes (ou pas), mais simples et généreux.