Crédits photo : Alixia Mainnemare
Berlin, mars 2019
On a rencontré Prune Antoine lors de la présentation aux Galeries Lafayette de son premier roman, « L’Heure d’été », qui figure parmi les finalistes du prix Goncourt du premier roman 2019. Cette journaliste indépendante, Berlinoise d’adoption, nous a accordé une interview au Café Butter à Prenzlauer Berg.
Perfecto en cuir vieilli, eye-liner épais, ongles rouges, Prune Antoine a une dégaine un peu badass. Quand on lui parle, c’est pareil. Elle ne passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle pense. « C’est mon petit côté bitchy ». Elle se fend d’un sourire malicieux.
Son côté « bitchy », elle l’emploie dans son livre pour raconter une romance moderne dans un Berlin sans concessions. Un Berlin où la soif de liberté côtoie les jobs pourris en call-center, les galères pour se loger et les ravages de la gentrification. À la fois drôle et cynique, ce roman se dévore comme une BD, avec son foisonnement de détails sur la vie berlinoise actuelle, avec des personnages «pop-up», caricatures du Berlinois sous ses multiples facettes, ou bien des personnages principaux brossés à gros traits (le rêveur qui ne veut pas s’engager et la Française aux avis tranchés). Un livre léger, facile à lire, mais qui peint avec une précision remarquable la fresque complexe de la société contemporaine : immigration et réfugiés, relations libres et couple moderne, ex-URSS et RDA, génération X et embourgeoisement, réseaux sociaux et thématiques féministes telles que l’avortement et la congélation des ovocytes. Les vrais sujets sont là. Et ça change un peu de la drogue, du Kitkat et du français expat’ en manque de fromage.
La maternité, c’est pas un truc qui arrive et contre lequel on ne peut rien faire, c’est un choix mûrement réfléchi.
GATC : Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ce livre ?
Je suis arrivée à l’âge de 35 ans, en ayant d’énormes interrogations : Est-ce que je veux avoir un enfant ? Pas d’enfant ? Je pense que cette valse d’hésitations existentielles concerne de plus en plus de femmes de ma génération. On est dans une palette de choix : on a accès à la contraception, à l’avortement, aux techniques de PMA… Même si au niveau législatif, l’avortement est remis en question d’un point de vue européen et la PMA n’est pas encore pour tous. Mais dans l’absolu, par rapport à nos grand-mères et nos arrière-grand-mères, la question de l’enfant, elle peut vraiment se poser. Ce n’est pas un truc qui s’impose, c’est pas un truc qui arrive et contre lequel on ne peut rien faire, c’est un choix mûrement réfléchi. Et comme avec tout choix de vie à faire, il va y avoir une phase de « oui/non », qui peut osciller. Ça, c’était le fil rouge, sur quoi je voulais écrire avant tout.
Après, j’avais envie de parler d’une romance moderne. J’ai grandi avec ces histoires d’amour incroyables, où on se promet tout, c’est la folle passion. On ne sait pas ce qu’il se passe après, une fois que le chevalier a conquis sa belle. Et je constate aujourd’hui que les relations sont hyper compliquées. Déjà le simple fait de se mettre en couple, ça peut mettre hyper longtemps. On est sur des modèles extrêmement fluctuants, extrêmement légers, on ne s’engage pas pendant des mois, des années. Il y a toujours une espèce d’ambivalence, de difficulté à choisir, qui est liée à plein de facteurs.
Ensuite, il y a la question européenne, qui est une question importante aujourd’hui, et bien sûr, j’avais envie de parler de Berlin, une ville où je vis depuis quand même onze ans, qui m’inspire énormément au quotidien et dont les transformations sont absolument folles. Il y a aussi le parallèle fait avec l’évolution actuelle, comment ce couple va s’embourgeoiser en même temps que la ville, ce qui est un phénomène marquant à Berlin sur ces dix dernières années.
Je fais le constat d’une ville qui s’est vendue.
GATC : J’ai l’impression que tu as dépeint un portrait de Berlin empreint de cynisme, contrairement à beaucoup d’images de Berlin fantasmées, et ça fait du bien ! Pourtant il y a aussi une forme d’optimisme et de joie en filigrane à travers le livre.
C’est bien si tu trouves qu’il y a une certaine dose d’optimisme. Je suis très agacée en réalité, parce que pour moi Berlin, c’est une ville qui a perdu son âme. Les gens qui arrivent ici n’ont pas forcément conscience de ce qu’il y avait avant. Je suis désabusée parce que je fais le constat d’une ville qui s’est vendue.
GATC : Dans le livre tu décris Paris, comme ayant autrefois été une ville de la Liberté, mais qui est devenue amère. Penses-tu que ce soit le destin de Berlin ?
Je ne sais pas, je suis très curieuse, parce que Berlin a cette faculté d’adaptation, qui est aussi une caractéristique de la jeunesse qui l’habite. Mais je ne peux que constater qu’il y a une standardisation énorme, les gens qui viennent à Berlin, par exemple, n’ont pas du tout les mêmes profils qu’avant. Et ce qui est très agaçant, c’est ce côté « Berlin trop cool, le Berghain, les soirées ».
Les nuits berlinoises sont vantées et sur-vendues maintenant. Marketées.
Tout le monde se doit d’avoir été au Berghain, sous amphétamines, de dire que c’est génial. Alors évidemment il y a eu de vraies soirées démentielles, mais je pense qu’elles ont eu au moment de la Chute du Mur, dans les années 90, peut-être début 2000. Les nuits berlinoises sont vantées et sur-vendues maintenant. Marketées. Aux Parisiens qui débarquent, je leur dis « C’est fini, le Berghain ».
GATC : Donc tu regrettes le vieux Berlin ?
Non, pas du tout, c’est une ville qui m’a énormément apporté, une ville que j’adore pour plein de raisons. Elle m’a permis de devenir moi-même, je n’aurais jamais pu faire à Paris tout ce que j’ai fait à Berlin. J’ai un attachement, c’est très schizophrénique. Et je pense être encore trop jeune pour regretter, car le regret, est proche de l’amertume, de l’aigreur. Ce n’est pas une émotion créative.
Les loyers ont augmenté et tu ne peux plus te poser là, ne rien branler pendant des mois et vivre cosy.
GATC : En vivant à Berlin, j’ai eu l’impression que c’est une ville où l’on peut évoluer, mais difficilement construire quelque chose, et que beaucoup de gens partent à cause de cela.
Si tu n’es pas claire avec tes objectifs, si c’est juste pour fuir quelque chose, n’importe quelle ville du monde va être comme un puits sans fond où tu vas te perdre. Et Berlin permettait ça, mais aujourd’hui c’est terminé. Les loyers ont augmenté et tu ne peux plus te poser là, ne rien branler pendant des mois et vivre cosy.
Le bastion biologique est le dernier bastion vers l’égalité avec les hommes.
GATC : Le titre, « L’heure d’été » m’a fait penser à un de tes articles sur la congélation des ovocytes, où tu dis que 30 ans c’est « l’heure de pointe de la vie » et « la date d’expiration de la liberté féminine ». C’est très fort quand même !
Pour moi le bastion biologique est le dernier bastion vers l’égalité avec les hommes. Les hommes peuvent s’accomplir, devenir ce qu’ils sont jusqu’à 40-45 ans, à un moment donné ils ont toujours le moyen de rebiquer, et faire un enfant. Pour les femmes à cet âge, c’est terminé, et pour moi c’est une véritable injustice.
La congélation des ovocytes ? Ce sera le cadeau à ma fille pour ses 18 ans.
GATC : Donc tu aimerais qu’on démocratise la congélation des ovocytes ?
Mais complètement. J’ai une petite fille de six mois, ce sera son cadeau pour ses 18 ans. Parce que je trouve que ce questionnement met une pression énorme : il faut trouver le bon mec au bon moment, avoir un boulot stable, et avoir fait les choses qu’on a envie de faire… Pour moi, 30 ans c’est l’âge où tu te réalises et tu t’accomplis. Alors bien sûr la congélation des ovocytes a des désavantages. Pour le moment, la technique n’est pas complètement au point, mais tout ça va se perfectionner. Pour moi, c’est une invention au moins aussi importante que la pilule, qui peut vraiment changer les choses pour les femmes.
Pour moi, 30 ans c’est l’âge où tu te réalises et tu t’accomplis.
GATC : C’est vrai que j’ai l’impression qu’on n’en parle pas beaucoup.
En France, c’est interdit. On est complètement old school. Mais toutes ces questions de contraception, PMA, avortement, c’est très variable selon les pays. Ce qui explique que des Allemandes vont se rendre en Pologne pour se faire inséminer et des Polonaises vont en Allemagne pour se faire avorter… C’est complètement ubuesque. Il faudrait avoir un droit à l’avortement universel, dans toute l’Europe. Qu’il n’y ait plus ces discrépances, parce qu’au final avec ça tu trouves de grosses dérives financières, des gens qui se font du fric avec la souffrance des gens.
En situation de crise, les droits des femmes, c’est la première chose qui saute.
GATC : Penses-tu que la situation des femmes en Allemagne soit plus précaire qu’en France ?
Je trouve qu’elle est précaire partout. Il faut absolument se mobiliser. De toutes façons, en situation de crise, c’est la première chose qui saute. Et comme on est dans une époque assez critique… Il ne faut pas être aveuglé par les témoignages sur Twitter et autres. Il faut que dans les faits, ça suive. »
Extraits du roman :
« En arrivant à Berlin, Violette avait joué le jeu des WG (Wohngemeinschaft), participé à des dizaines « d’entretiens » dans des cuisines sales, répondu à des questionnaires douteux. Aimait-elle la techno hardcore minimale ? Était-elle plus reiki que karma ou prête à des plans à quatre ? »
« Son sixième mois dans la « ville fantasme » (…) commençait quand Violette réalisa que son père avait eu raison. Comme tant de ces wannabe arrivant pour faire de l’art et échouant livreurs de pizzas ou ces free-lance qui se retrouvaient esclaves de minijobs sous-payés, elle se vit rattrapée manu militari par la réalité berlinoise. »
L’HEURE d’ÉTÉ
Prune ANTOINE
Editions Anne Carrière
Prix : 18 euros
Instagram & Twitter : @plumaberlin
Site web : https://plumaberlin.com/
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