Trois minutes de retard, mais ça ira, je vais courir un peu sur le chemin. J’attrape le sac, l’écharpe, ferme à peine le manteau, les clés, OK, lumière, porte claquée, je me précipite dans la rue.
Il est encore tôt mais Berlin est déjà debout. Les voitures et les bus se poursuivent au fil des feux, verts, rouges, et les phares jaunes, la lumière timide de l’aube ne les effaçant pas encore.
Je ferme mon manteau qui me semble soudain léger, soulevé par les rafales de vent d’automne. Mes écouteurs sur les oreilles, je lance la musique, me lance à l’assaut du trajet, me perds dans la contemplation de mon quartier, me perds dans la mélancolie de mes propres pensées.
Les talons claquent sur les pavés désaxés, je croise des gens ensommeillés et pressés.
Les boulangeries sont en heure de pointe, les coiffeurs balayent les pas de portes, les cuisines font le plein.
Mes pieds jouent dans les feuilles mortes qui recouvrent les côtés de la chaussée, j’accélère pour ne pas louper le passage-piéton au vert.
Un coup d’œil sur la montre, il vaudrait mieux que je cours, alors je coure, et soudain je brise la moiteur de la fatigue, je me sens bien. Mes cheveux fins se mettent à envahir l’espace, alive, ils volent. Mes jambes décollent des pavés et avalent si aisément la distance. Je sens mes muscles qui se réveillent. Je sens le pouvoir de mon corps. Je sens mon souffle qui s’offre au froid et me plonge dans un chaud brouillard de vapeur.
Plonger. Dans le brouillard. Raviver les souvenirs. De la légère souffrance de mon corps à l’instant, se remémorent d’autres souffrances. Dans la rue, ton fantôme apparaît. Comme une ombre, tu glisses à côté de moi.
Tu sais, le pire, c’est que nos premières heures l’un avec l’autre, il y un mois maintenant, m’apparaissent comme un rêve, l’un des plus beaux moments d’humanité, l’un des plus doux, un souvenir si lumineux et si précieux que je garde, malgré tout, des semaines après, encore, un peu d’espoir.
J’aurais aimé que notre histoire soit à la hauteur de ce souvenir, et non pas ce gâchis de temps, de faux-ego et basse fierté, d’espoir déchu, de déceptions, attentes et renoncements.
Encore ces questions qui reviennent et ne connaîtront jamais de réponses, encore cette incompréhension qui transperce, cette impression hasardeuse d’avoir été trompée, trahie, arnaquée, utilisée, aveuglée.
Et malgré tout, il y a ce jardin secret dans ma mémoire, ce coin de paix où je revois ce qu’on avait ce samedi-là, où je revois nos heures perdues dans une dimension nouvelle, je retrouve la saveur du soleil sur mes bras nus, de la glace au café dans ma bouche, la saveur de tes yeux posés sur moi, de ton sourire, ton allure, ton enthousiasme à la passion, tes mots et tes questions, tes promesses, tes caresses, ta vivacité et ton esprit ouvert. Ouvert vers un futur que tu nous créais en quelques heures.
J’aurais peut être aimé que tu saches tout ce que j’ai ressenti et compris en ces neuf heures d’affilée avec toi.
En plongeant mes yeux dans les tiens comme on se jette à l’eau, terrassée d’un coup par la timidité à cette terrasse de café, où nous plongions aussi les cuillères dans nos stracciatellas, inondés de chaleur et de lumière, auréolés, rayonnants de paillettes rousses ou blondes, iris vert ou mordoré, rire ouvert ou caché, peau tachée, peau dorée, soleil, éveil, langueur, bonheur, aparté au paradis.
En entrant spontanément dans cette galerie d’art avec toi, trinquer au champagne avec les exposants, apprendre de la peinture et apprendre de toi. Prendre un peu de culture et prendre un peu de ton temps.
Tu étais parfait, nous étions parfaits, rien ne gâchait rien, tout s’enchaînait, et aujourd’hui je fouille ma mémoire, je cherche, ce point de rupture qui fut mon erreur ou qui fut le début de ta peur, ce petit rien qui nous a finalement finis. Ais-je été seule en ces instants dans mon émerveillement ? Probablement.
Mais c’en est assez. Suffit, monsieur. Je reprends mon cœur et je trace ma route. Seule, ô combien. Seule, oh que oui.
Dans cette Berlin enivrante et riche, de mes cendres je me reconstruis, pas à pas, et même si le bonheur fait le yoyo, je le sens tout de même là, à portée de main.
Berlin, ma Berlin, m’as-tu bien tout pris, certainement tout donné ?
Du bonheur pur à la déchéance, le fond de la tristesse en flirt avec un sentiment de vie sans précédent, je t’apprends et t’apprivoise, je m’apprivoise et apprends de moi.
Mes illusions se pressent à la porte des réalités, mais la réalité souvent dépasse l’imagination.
Tu m’as pris mon premier amour pour m’offrir le suivant, tu m’as pris mes économies et offert un travail, tu as enchanté mon âme et détruit mes espoirs, tu as nourri ma personnalité et changé la fille que j’étais.
La fille que je suis maintenant court, et court encore, et court plus vite bien que ce ne soit plus la peine, mais juste parce qu’elle le sent, court dans tes rues et ton histoire, louvoie entre ton peuple et tes trottoirs, se rit des pavés irréguliers qui te caractérisent, se grise de l’irrémédiable froideur d’hiver dont tu te pares. Fuck les remparts des souvenirs, Berlin dans mes yeux maintenant je te laisse venir.
Je cours, j’accours, vie.
Rattrape-moi à temps, tandis que j’attrape le train.
Mène-moi de l’avant quand dans la masse je me meus en vain.
Entends.
Mon refrain quotidien.
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