Berlin, septembre 2017, notes de mon ancien moi à moi-même sur le banc d’un Platz qui n’est pas Boxhagener Platz
« Je travaille dans un média en ligne affectueusement appelé « pute à clics ». Le but : qu’il y ait le plus de clics possible. Les moyens : images choc, titres choc, vous connaissez la chanson. Les autres rédactrices et moi-même visionnons toute la journée des images gores de malformations diverses et d’animaux torturés. C’est ce qui « marche » le mieux comme dit ma chef. Ce qui fait que l’entreprise brasse des millions et peut payer un bon salaire une cinquantaine d’employés. En fait, tout le monde déteste ça, mais n’en parle qu’à mots couverts.
Qui bosse ici ? Des artistes ou wanna be artistes (mais y a-t-il vraiment une différence entre les deux) qui ont besoin de thunes. Dans le long trajet de S-Bahn qui mène mes collègues et moi de Potsdam, où on bosse, à Berlin, la métropole pour laquelle notre cœur bat, ma collègue brésilienne Natalia nous montre des photos sur son iPhone : elle saute en grand écart et bikini sur une plage ensoleillée. Son carré dégage un port de tête triomphant, elle ondule sa taille svelte dans un jupon rouge. Elle était danseuse classique professionnelle au Brésil, avant de suivre son mari ici.
Ghiz est artiste. Le soir, après le travail, elle dessine. Dans le S-Bahn, elle nous montre ses dessins. Graphiques et très colorés, comme son style vestimentaire, en baskets noires et roses, mini de cuir et sweat à message. « I’m a 90s kid », dit-elle. Quand elle sort son carnet noir et nous montre ses croquis, son visage s’illumine.
Haja a emménagé ici après avoir fait les Beaux-Arts. Petite robe fleurie, docs et veste militaire chinée aux fripes, cette fille est une icône du street-style. En ce moment, elle n’a qu’une envie : « Partir dans une hutte au fond des bois, sans connexion Internet. » C’est elle qui source pour nous les histoires gore. Elle gobe des infos de buzz toute la journée et est vraiment fatiguée de toute cette merde.
De toute évidence, nous faisons ce travail pour l’argent. Et au niveau purement entrepreneurial, la boîte est ok. Très juste avec les employés. Nous sommes contentes sur ce point. (Avis sur lequel je reviendrai plus tard, NDLR)
Julia, ma collègue espagnole, essaie de relativiser : « Ça paie les factures, on a quand même un bon salaire et un bureau avec des fruits. Mais… »
MAIS. Il y a ce gros MAIS que nous n’osons pas prononcer, car nous avons déjà une chance folle d’avoir un travail et de surcroît correctement payé et pas dans un call-center. Un MAIS en creux, comme une mini-frustration que nous n’avons pas le droit d’exprimer au risque de perdre ce que nous avons déjà.
Ce MAIS, c’est ce qui pourrait être. C’est notre vrai moi, désir inexprimé. La créativité bouillonnante qui se perd dans du texte médiocre, qui n’a pas la place d’exister comme elle devrait.
Ce MAIS, c’est nous, le MAIS qui fait la richesse de notre être. Le MAIS que des milliers d’employés dans le monde refoulent car on ne peut pas se plaindre et que c’est déjà bien et qu’on ne peut pas tout avoir et que c’est déjà ça.
Le but n’est pas de se plaindre – inutile et pas forcément judicieux. Mais de saisir ce MAIS, l’empoigner, le décortiquer et l’ausculter : que contient-il ? Que faire ? Comment exprimer notre MAIS, notre moi dans toute sa volupté ?
Pendant que je lis des histoires de garçon à huit membres, j’écoute Ella Fitzgerald et chante tout bas. Pour compenser ÇA par quelque chose de noble. Pour sauver la peau de mon âme, lui permettre de s’élever quelque part très loin, très haut, dans les étoiles. La classe dans le timbre de sa voix. (Attention à ne pas tomber dans le cliché de la pauvre petite intello trop raffinée pour ce monde, NDLR).
Alors je m’assois dans la pénombre de ce Platz, qui n’est pas Boxhagener Platz, à côté des chiens errants qui m’effraient. Dans la lumière jaune de cette nuit, aux murmures des derniers promeneurs.
Et j’exerce mon art. C’est le mien. Il est moi. Je laisse à mon MAIS la chance d’avoir une voix et de la crier fort, la laisser exploser, peut-être comme la mélodie rauque d’Ella Fitzgerald. »
NDLR : Ébauche de texte. À revoir, supprimer les répétitions et les niaiseries. Je décris beaucoup ce qui ne va pas, mais pas tant les moments d’allégresse, de joie et la raison pour laquelle on reste tous ici : pourquoi, malgré tout, les gens aiment Berlin ? Pourquoi on supporte tout ça et pourquoi, tout compte fait, on reste. Ce n’est pas que faute de mieux, mais par enthousiasme sincère. Je veux que ce qui ressorte, ce soit surtout cette joie, cet espoir dans l’avenir, mais aussi la joie du présent. Ou peut-être que Berlin n’est qu’une tranche de vie, qui est vouée à être dépassée ?
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