Berlin, Novembre 2016
J’ai rencontré le poète dans les semaines qui suivirent l’élection de Trump à la tête des États-Unis. Le monde se retournait dans sa tombe, on s’indignait, puis on s’y résignait. Après tout, ce n’était que la suite logique d’un univers qu’on jugeait en perdition.
J’avais rendez-vous avec un ami au Bierhaus Urban, un petit bar sympathique à Kreuzberg qui accueillait des groupes de jazz et de blues deux fois par semaine. Des amateurs talentueux pour la plupart, si bien que l’ambiance était décontractée, et la musique bonne. Le bar était fréquenté par des jeunes fauchés venus vivre la bohème et des vieux qui la regrettaient.
Ce jeudi-là, c’était bondé, comme toujours. Dans un coin, une femme aux longs cheveux gris essayait de gagner à la machine à sous. Au fond de la salle, les groupes de jeunes se retrouvaient en se donnant des accolades ponctuées de petites tapes dans le dos. Ils ne buvaient pas beaucoup, seulement de la bière. Berlin était plus shit que booze. Au bar, un vieux rocker tatoué sirotait sa binouze. Il avait des clous dans le gilet et les oreilles. Sa tenue était 100 % cuir : le pantalon, le gilet à clous, les boots, la casquette, les lunettes de soleil, non, pas les lunettes. Il buvait et de temps en temps, il essuyait d’un revers de main sa barbe gris cendre des bars de rock enfumés.
Je commandai une bière moi aussi et trinquai avec lui en attendant mon ami :
-Tu viens d’où ?
-Arf… du pire endroit au monde en ce moment.
-Ah oui ? et d’où exactement aux États-Unis ?
-Minnesota.
Encore un vague État qui ne me disait pas grand-chose. Je passai donc à la question classique numéro 2 de toute mondanité berlinoise :
-Tu fais quoi ici ?
-Je suis poète.
-Cool !
-Ah ouais tu trouves ? Putain, t’es sûrement la seule qui pense ça.
-Ah bon, ya pas de poètes dans la ville de la bohème ?
-Bof, les gens préfèrent oublier leur âme dans les clubs.
-Est-ce que tu peux me réciter un poème ?
-J’en connais qu’un par cœur, il est hyper niais. Je l’ai écrit pour la seule femme que j’aurais épousée. Elle avait 16 ans, j’en avais 21.
-Vous étiez ensemble ?
-Non, jamais. C’est juste pas arrivé.
De sa voix grave aux effluves de bière, il déclama un poème à l’eau de rose.
-Mais maintenant je suis marié. Ma femme a un nom incroyable : Anouk Fergina Regursonesla.
-Wow. Tu l’as rencontrée comment ?
-Tu connais le jeu en ligne Battles of the Golden City ?
-Euh, non.
-Eh bien on avait des avatars, elle aux USA et moi à Berlin. On a communiqué pendant des mois sur le chat du jeu. Alors j’ai pensé : « Elle est plutôt cool. » Et elle a sûrement pensé : « Il est plutôt cool. » Alors quand elle m’a dit qu’elle passait ses vacances à Seattle, où vit ma famille, tu connais Seattle ?
Je connaissais de nom.
-Ouais ? ben je me suis dit « Hé putain, faut qu’on se rencontre ! ». On a tout de suite accroché. Et là, voilà, ça fait 15 ans qu’on est mariés. Elle m’encourage à publier mes poèmes. C’est vraiment une femme sensationnelle.
-Ah ouais putain, ça c’est de l’histoire d’amour.
-Tu veux que j’ te dise un truc sur l’amour ? ya pas besoin de baise ou de baisers langoureux ou de toutes ces conneries pour montrer à quelqu’un que tu l’aimes.
-Ouais, carrément. Ici à Berlin, ya de la baise mais ya pas d’amour. Les gens se consomment comme des burgers, putain moi aussi ça me dégoûte.
-Nan mais ce que je veux dire, c’est par exemple : regarde-moi ces serveurs. Putain, ces mecs, je les adore ! Ces mecs sont putain d’incroyables ! Du coup l’autre jour, je leur ai apporté une marmite de soupe maison.
-Une soupe que tu as cuisiné toi-même ?
-Ouais, un acte simple qui montre qu’ils COMPTENT pour moi. »
Il détachait chacune de ses syllabes, distinctement, avec application, comme si c’était important que je le comprenne. Vraiment. Je dis :
-Tu sais à qui tu me fais penser ? À Charles Bukowski.
-Ah putain merci, je prends ça comme un compliment, c’est un mec génial. Tiens, d’ailleurs, voilà un exemplaire de mon recueil de poèmes.
Je le feuilletai. Il y avait ce vers, qui revenait sans cesse comme un refrain : « We were naked and drunk, and it was just fine. »
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