Berlin, novembre 2015
J’étais au chômage, je me faisais un peu chier, je n’avais rien à faire. Alors quand ma copine Amélie m’a proposé de venir aider les réfugiés, elle y allait plusieurs fois par semaine, j’ai dit ok.
En entrant dans le camp à Wedding, j’ai eu peur. C’était comme si j’entrais en zone militaire. J’avais peur des réfugiés. Ils portaient symboliquement en eux la guerre, et donc toutes sortes d’horreurs abstraites qui m’effrayaient trop pour oser les imaginer. Le mot même de « réfugiés » était une façon étrangement déshumanisante de désigner des personnes qui cherchaient refuge ici, en Allemagne.
Je me suis inscrite sur la liste des bénévoles et j’ai attendu qu’on m’assigne une tâche. Il faisait froid, je me recroquevillais dans ma parka.
LE CAFÉ
Amélie m’a accueilli avec son légendaire sourire XXL.
« Par ici, viens, on va distribuer le café ! »
Elle est arrivée avec un chariot de courses dans lequel il y avait des thermos de café, de thé et de chocolat chaud, ainsi que des gobelets en plastique. Elle me prévint : « On va arriver dans la cour et tout le monde va se jeter sur toi. Tu dois t’imposer pour ne pas te faire écraser. Pas de café pour les enfants.
– Pourquoi pas ?
– Bah ! Mon éducation bourgeoise ou mon bon sens sur la santé, me font dire qu’un enfant ne devrait pas en boire. Surtout qu’un jour, j’ai dit à un gamin que non, je ne lui donnerais pas de café, mais que j’avais du chocolat chaud, je me souviens encore de son regard. Pour une fois je lui offrais du luxe… Bon, tu vas voir, c’est intense. Prête ? »
Amélie, trois autres bénévoles et moi-même avons avancé avec le charriot à boissons chaudes dans la cour baignée dans cet hiver glacial berlinois.
Dès que les gens ont vu le charriot arriver, une foule d’hommes se sont pressés tout autour de nous. Je donnais du café au hasard aux milliers de mains qui se tendaient, j’essayais de ne pas me faire bousculer. Il n’y avait pas assez de café pour tout le monde, donc chacun avait sa technique pour augmenter ses chances d’en avoir.
Certains criaient « Par ici ! », d’autres envoyaient leurs enfants, d’autres encore, lançaient des sourires enjôleurs appuyés d’un clin d’œil qui me faisaient fondre – je suis très facile à séduire.
Un sentiment de honte m’a submergé. D’être de ce côté-là de l’échiquier de la vie, du côté de la blanche qui donne la charité. Qui décide de qui aura du café et de qui n’en aura pas. Je me dégoûtais de moi-même. Je me dis que je ne pourrais pas raconter ça. Tout ce que je pourrais dire dessus aurait un goût de vanité de celle qui a été charitable. J’avais honte, tellement honte de ma situation.
À un moment, il n’y avait plus de café et ceux qui attendaient encore devaient espérer qu’ils auraient plus de chance au prochain chariot.
Amélie, qui débordait d’énergie, a gueulé comme un vendeur de fruits et légumes au marché turc de Maybachufer : « Khalass Khave, Khalass Khave ! ».
« Ça veut dire « Plus de café » » m’a-t-elle expliqué.
LES SANDWICHES
Ensuite, il fallait distribuer les sandwiches.
Amélie m’a expliqué qu’on allait distribuer des sandwiches à ceux qui sont bloqués pendant toute la journée dans la queue en attendant d’avoir le fameux ticket pour que leur dossier de demande d’asile soit examiné.
« Des gens qui ne font pas la queue vont vouloir en prendre, mais il faut refuser, car ils peuvent aller en chercher eux-mêmes dans la tente. Tu leur indique où se trouve la tente. La plupart ne parlent pas anglais alors tu leur explique avec des gestes. »
Nous avons distribué des sandwiches à des gens qui attendaient, debout ou assis sur des bancs. Ils ne faisaient rien, discutaient, je ne comprenais pas qu’on puisse rester aussi calme, d’humeur égale, en faisant la queue pendant des heures et des heures. D’habitude, rien que dans la queue à la Deutsche Post il y avait toujours quelqu’un pour s’énerver et moi-même avais du mal à contenir mon agacement au bout de 10 longues minutes d’attente. Peut-être parce que le plus gros problème que je pouvais rencontrer dans ma vie quotidienne était de devoir faire la queue.
LES PRODUITS D’HYGIÈNE
Après avoir distribué les sandwiches sous vide, une organisatrice a demandé qui savait parler français, arabe ou russe. J’ai dit que je savais parler français et russe. Je me suis sentie utile. On m’a alors présenté Tarek, avec qui je distribuerais des produits d’hygiène dans le camp. Il y avait énormément de dons de produits, mais la distribution était compliquée.
On n’avait pas le droit de distribuer les produits comme ça à tout le monde, parce qu’il fallait éviter que certains les prennent pour les revendre et en faire un trafic. Je ne pus m’empêcher de douter de l’utilité de ces précautions. Il fallait demander personnellement aux familles qui attendaient par grappes dans la cour ce dont elles avaient besoin, noter combien ils étaient et aller chercher des produits dans la réserve, avant de les rapporter aux familles en se souvenant de leur emplacement.
Tarek et moi avons commencé à faire le tour. Tarek était syrien. Il avait lui-même été dans ce camp de réfugiés. Il s’en était sorti, avait trouvé un travail, et maintenant, dès qu’il avait un jour de libre, il aidait ceux qui sont restés derrière. Tarek était grand, séduisant, avec ces yeux noirs perçant qu’ont les Syriens. Il savait ce qu’il faisait, il était sûr de lui. Il n’avait que 26 ans mais son regard était si grave. Il ne voulait pas parler de son passé.
Nous nous sommes avancés entre les petits groupes dispersés dans la cour. C’étaient des familles. Des hommes, des femmes avec leurs enfants, des bébés, des petites vieilles.
« Vous avez besoin de quoi comme produits d’hygiène ? Brosses à dents ? Shampoing ? Savon ?
–Oui, dentifrice et aussi rasoirs, gel à raser. Des couches pour le bébé. Ah, et des linges aussi…
-Comment ça des linges ? Vous voulez dire des mouchoirs ? Des serviettes de bain ?
-Non… »
La femme était désemparée. Tarek me prit à part : « Elle a besoin de serviettes hygiéniques, parce qu’elle a ses règles, mais dans sa culture, on ne peut pas en parler comme ça. »
Si nous avons rencontré une ou deux personnes qui s’offusquaient qu’on ne distribue pas de pinces à épiler ou qui se plaignaient de ce que les produits demandés n’arrivent pas assez vite, la plupart des gens étaient immensément reconnaissants de ce petit service, alors même qu’ils étaient assis toute la journée dans le froid avec leur bébé, à attendre un ticket.
Je trouvais que le système de distribution des produits était nul, je ne retrouvais pas toujours les familles auxquelles j’avais promis d’apporter quelque chose. J’étais fatiguée de courir entre la réserve et la cour, de parler à des gens par gestes, de chercher des familles que je ne reconnaissais pas dans la cour. Tarek, lui, continuait sans broncher.
LE SAUT
J’ai fait une pause dans la réserve et mangé un Börek, ce pain turc chaud fourré aux épinards et au fromage super gras distribué aux bénévoles.
Je suis ressortie pour trouver d’autres familles, puis j’ai changé d’avis et cherché Tarek pour lui dire que j’en ai marre, je m’en vais. C’est là que j’ai remarqué un attroupement dans la cour. En haut de l’immeuble, un homme était debout et criait des choses en arabe.
« Il dit quoi ? Il se passe quoi ?
–Il dit qu’il va sauter.
-Et les gens en bas, ils disent quoi ?
-Ils crient « Saute ! Saute ! ». S’il voulait vraiment sauter, il l’aurait déjà fait ! »
Je doutais que la traduction soit correcte, de toute façon la situation me dépassait complètement. Je regardais autour de moi. Une personne sur deux avait sorti son smartphone et filmait la scène. L’homme se penchait au-dessus du vide. Le son des sirènes de pompiers se rapprochaient.
Je décidai de partir. Je n’avais aucune envie de voir un homme s’écraser sous mes yeux.
Dans la U-Bahn sur le chemin du retour, j’ai réfléchi à cette journée et je me suis dit que ce pain turc était quand même vraiment très gras. C’était sûrement plein de toxines. Je devrais faire une séance de yoga puis un petit smoothie détox dès aujourd’hui. Épinards, banane, pomme, gingembre…
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