Histoire inspirée de faits réels
Nancy et moi remontions l’allée boueuse menant à l’événement de mode que nous avions passé les dernières semaines à préparer, moi en tant que styliste, elle chargée des relations presse. Tandis que mes mocassins laqués tenaient bien le coup grâce aux talons épais, les cuissardes python à talon aiguille de Nancy s’enfonçaient dans la terre visqueuse. « Beurk, c’est tout gadoueux ! ».
Notre taxi nous avait déposées devant un portail en bois dans une ruelle à sens unique du village. « Vous êtes sûr que c’est là ? », avais-je demandé au conducteur. Pour cet événement, nous allions rencontrer des journalistes du Elle, Marie-Claire et d’autres magazines de mode importants dans un local privatisé pour l’occasion. Disons que nous nous étions plutôt imaginé un loft en centre-ville qu’une maison de village. Mais une affiche de l’événement sur le muret dissipa nos doutes : nous étions bien arrivées à destination.
Nancy avait payé les 200 € de note de taxi sans ciller. « C’est aux frais de l’entreprise », elle était habituée à voyager aux quatre coins de l’Europe pour son travail. Nancy ne travaillait qu’à mi-temps, ce qui lui laissait le temps de s’occuper de son fils et de concilier facilement carrière et épanouissement personnel. Pour moi, ce déplacement à Bruxelles était mon premier voyage d’affaires, et en tant que styliste en plus ! Je trépignais d’excitation.
PR n’était pas le métier que je souhaitais exercer. Moi mon rêve, c’était de devenir journaliste. Un métier où il ne s’agit pas de faire carrière dans la meilleure entreprise possible, mais où on rencontre des gens, pose des questions sur le monde, fait marcher son esprit critique et fait vibrer sa curiosité. Mais c’était difficile, le marché de la presse était bouché et à bientôt 30 ans, je commençais à envisager des alternatives. Les relations presse pourraient en être une. L’aisance que dégageait Nancy m’avait subjuguée. Cette tranquillité d’esprit qu’ont les gens pour qui l’argent n’est pas un problème. Aussi, elle avait une allure folle avec son pull bouton d’or et sa jupe en cuir évasée. Mais c’est surtout sa joie communicative qui m’a fait réaliser : « Pourquoi s’obstiner à essayer d’avoir ce qui décidément ne marche pas, au lieu d’embrasser ce qui marche : mon activité de freelance florissante, une carrière dans la mode… Je pourrais être riche, voyager beaucoup et finalement être tout de même heureuse. »
Après avoir marché ou plutôt escaladé la pente avec nos talons inadaptés à la vie campagnarde, nous avons vite réalisé que ladite maison de campagne était en fait une villa design. Du bois, des lignes épurées, des murs vitrés donnant sur un écrin de verdure. Nous sommes entrées par une porte coulissante pour découvrir un intérieur digne des magazines Art Déco que mon père architecte collectionnait. La rigueur des lignes de l’espace et des matériaux bruts (bois, béton) était parfaitement contrebalancée par des tapis moelleux immenses, des poufs de cuir déposés ça et là, un piano à queue avec les partitions encore ouvertes, comme si quelqu’un venait à peine d’en toucher quelques notes, et le joyeux désordre qu’apportaient les affaires des enfants qu’on retrouvait un peu partout.
Dans la cuisine, un buffet-brunch opulent nous attendait. Un (séduisant) cuisinier se tenait au garde-à-vous pour refaire des pancakes dès qu’il n’y en avait plus. Salades de fruits, fromages, bagels au saumon, petits pains et toasts à l’avocat complétaient le festin. Nous découvrions les pièces de la maison les unes après les autres, les yeux écarquillés. Lisa, une styliste arrivée avant nous, n’en revenait pas. Elle ne cessait de répéter : « Mais qu’est-ce qu’elle est magnifique, cette maison ! Regarde la cheminée, les perspectives, le canal qui passe entre la cuisine et le salon, les meubles design. »
Chaque pièce était dédiée à un.e styliste. Je découvrais les portants avec les tenues qui j’avais mis des nuits à sélectionner, à côté de mes jobs de jour. C’était étrange de voir ma photo imprimée en grand, accrochée à un des murs de brique de l’immense salon.
Ce voyage d’une journée était résolument excitant. J’avais eu ce job de styliste un peu par hasard, parce que je bossais dans la boîte en tant que traductrice et avais entendu parler de l’ouverture de poste. Un métier que je n’aurais jamais cru exercer un jour, mais dans lequel je réalisais un fantasme d’ado accro à la série Nouveau look pour une nouvelle vie. Désormais, moi aussi j’étais une Critina Cordula, bien que je sois trop réservée pour lancer des « Ma ché-rie, tou es magnifaïque ! ». J’étais heureuse. Je pénétrais en terrain inconnu. Je voyageais pour affaires aux frais de l’entreprise, j’étais styliste, je me trouvais dans une maison incroyable et j’allais rencontrer des rédactrices mode !
La journaliste pour laquelle j’ai sélectionné des looks est arrivée, elle a essayé les tenues et peu de temps après, je l’ai bombardée de questions pour essayer de trouver une réponse à LA grande question de ma vie professionnelle : « Comment devenir journaliste ? ».
Elle m’expliqua qu’elle avait eu son job via des contacts qu’elle avait eu grâce à des stages, que l’on ne pouvait faire que si l’on était en école de journalisme (convention de stage oblige). Ayant échoué les concours à plusieurs reprises, et perdu plusieurs milliers d’euros entre les frais de concours et la prépa aux concours (je venais de finir de rembourser mon emprunt bancaire fait dans ce but), j’eus l’impression d’avoir raté le coche. Pas d’école, pas de stage. Pas de stage, pas de job. Byebye métier de mes rêves. Était-ce possible que j’aie scellé mon destin il y a cinq ans et que je devais maintenant renoncer à ma vocation ?
La rédactrice et moi avons alors rejoint les autres journalistes à la table du salon. J’ai poursuivi mon interrogatoire avec la rédactrice du Marie-Claire, 24 ans : « À quoi ressemblent tes journées en tant que journaliste ? »
« Parfois, j’ai une journée tranquille », dit-elle. « J’écris simplement des articles sur les événements culturels, les expos etc. Bien sûr, cela signifie que je les ai vues au préalable, cela fait partie de mon travail. D’autres fois, je vais à des événements mode comme celui-ci par exemple, ou encore la Fashion Week. Mais le mieux, ce sont les voyages. La semaine dernière, je suis allée à Barcelone pour faire un article lifestyle sur les bons plans touristiques. J’en ai profité pour rester deux jours de plus et visiter. »
À chaque nouvelle phrase qu’elle prononçait, mes yeux s’ouvraient plus grand. On dit que le job de rêve n’existe pas. Et pourtant, j’avais devant moi l’incarnation d’une fille de 24 ans qui avait en tout points le job de mes rêves. Celui que j’avais imaginé des années durant comme étant ma vocation. Celui auquel j’avais toujours cru que j’arriverais un jour, à force de foi et de persévérance.
La rédactrice du Elle, 30 ans, expliquait la vision qu’elle avait pour le magazine. C’était une belle femme d’une présence incroyable, avec sa robe fluide à motifs violets et jaunes et ses bottes blanches à talons portées jambes nues. Elle était métisse et je me dis qu’elle avait dû se battre deux fois plus pour en arriver là. C’était encore rare de voir des femmes métisses ou noires dans des positions de pouvoir. Et vu son charisme et son énergie, c’était évident qu’elle avait réussi.
Je me suis étrangement sentie intimidée, presque fade. Un nœud commençait à se nouer dans ma gorge et se resserrer autour d’elle. Si j’avais évolué différemment, si j’avais fait d’autres choix de vie, j’aurais pu devenir cette personne rayonnante, passionnée par son travail, qui a le job de ses rêves. Au lieu de celle qui se diminue en essayant d’accepter la réalité des choses, son échec cuisant, interminable.
J’avais cru pouvoir me rapprocher de mon rêve en rencontrant des journalistes et en parlant de mon travail (« Les contacts, les contacts ! », un impératif qui ne me venait pas naturellement et dans lequel je me sentais gauche). Mais au contraire, c’est en m’approchant physiquement de mon rêve que j’ai réalisé que j’étais à des années lumière d’y arriver. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait cet horrible constat : je ne vais peut-être pas y arriver. Il est probable que je n’y arrive jamais. J’étais si éloignée de mon rêve, non pas de devenir rédactrice en chef du Elle, mais simplement journaliste, qu’il pourrait très bien ne jamais se réaliser. J’ai essayé de me réjouir de la chance que j’avais d’être là, mais je dus lutter pour retenir mes larmes. C’était l’abdication de la foi inébranlable que j’avais eu tant d’années en moi-même et en mon destin. Pendant près de 10 ans, j’avais passé plus de temps à demander à des journalistes comment devenir journaliste qu’à écrire des articles et envoyer des idées de sujet. Les réponses que les journalistes me donnaient étaient toujours les mêmes. Je cherchais la formule magique mais ne mettais pas l’énergie nécessaire à mettre en application les conseils prodigués.
Je me suis alors souvenu de la question que je m’étais posée le matin même : « Pourquoi s’obstiner à essayer d’obtenir quelque chose qui décidément ne marche pas au lieu de se concentrer sur ce qui marche aisément ? » Peut-être parce que sinon, il y aurait toujours un moment dans la vie où je rencontrerais des personnes dans lesquelles je verrais, la mort dans l’âme, ma vocation manquée. Et où je me souviendrais qu’il y a eu une époque où j’avais foi dans la vie, en moi-même et où la voie, même gadoueuse, que j’empruntais était excitante et prometteuse.
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