Photo by Roman Khripkov on Unsplash
Après être descendues au S-Bahnhof Neukölln, Alice et moi avons erré au moins une heure sous cette nuit taguée d’étoiles. On s’est retrouvées dans un complexe industriel abandonné, dont les esprits de la techno avaient pris possession. Boum boum boum boum. La lune scintillait comme la boule disco du Fernsehturm.
On était en retard à la soirée de Desdemona. L’adresse indiquait : au 13, porte avec les graffitis. Mais cela ne nous avançait pas vraiment, car sur chaque porte de ces bâtiments abandonnés, des streetartists plus ou moins talentueux avaient laissé libre cours à leur créativité dopée. Il y avait des graffitis sur les portes de métal rouillé, les murs en brique, les toits en tôle, les sols en béton et les nuages de fumée, jusque sur la peau des gens. On a poussé une porte après l’autre, et un instant on se retrouvait englouties dans la lumière rouge et le son des basses. Le genre de soirée rave, techno à fond les ballons, entrée 5 euros, pleine de Berlinois plus cool tu meurs avec leurs dad shoes et leurs tatoos. Mais pas de trace de Desdemona.
On a fini par trouver une porte avec le chiffre 13 inscrit dessus en gras. Un colosse en noir attendait devant, adossé au mur. En nous voyant arriver, il a sorti une liste de sa poche, sur un papier plié en quatre. « Vous êtes avec qui ?
– Desdemona.
Il nous a dévisagées un instant.
– Ok, entrez.
Alice a poussé la porte, la lumière rouge m’a éblouie. Nous nous sommes engouffrées par la bouche béante du bâtiment, pour nous retrouver dans son ventre sombre et chaud. Tout le monde était déjà là. Sur le côté gauche de la salle, une longue table de bois débordait de victuailles. Un banquet de gratins, poulet fermier, fruits, gâteaux coulants de chocolat maison, et bouteilles de Rotkäpchen Sekt, alors que les soirées berlinoises se contentaient habituellement de chips et de bières. Le poulet rôti luisant de beurre me faisait particulièrement envie, mais bon, personne ne l’avait encore entamé. Sûrement tous des vegans. Sur le côté droit, un dance-floor encore vide et un DJ qui se chargeait de transformer le temps qui passe en expérience transcendantale. On était bien à une soirée de Desdemona.
La voilà qui arrivait d’ailleurs, explosive de paillettes, pour nous serrer dans ses bras. Une déesse grecque à la crinière noire en fouet, tchlah. Grande, pulpeuse, la nuit les hommes rêvaient de ses fesses immenses. Haut de dentelle noire, kimono de satin noir, le maquillage dramatique d’une diva de l’opéra et une mosaïque de paillettes sur le front et les joues. Le rouge à lèvres vert d’eau.
J’ai eu de la peine à reconnaître Pénélope. La fois dernière, elle était blonde, maintenant c’était une brune à frange courte, tempes rasées. Elle a transpercé sa lèvre inférieure d’un piercing d’acier. Et pourtant, le regard d’une douceur humide. Il y avait aussi Maria, qui a passé la dernière soirée à dormir dans un coin chez Desdemona, sous un poster « Alle Leute denken SEX ».
Et puis, Desdemona m’a présenté une copine, que je ne connaissais pas, Nola. Cascade de cheveux blonds qui caressait ses reins, silhouette élancée, mom jean Levis 501 taille haute et, en guise de haut, un soutien-gorge de dentelle rouge. C’est tout. Je ne l’ai pas tout de suite remarquée, elle me parlait et je n’écoutais pas, je cherchais le regard des hommes.
Par réflexe, j’ai quand même demandé : « Et sinon, tu fais quoi à Berlin ? »
Elle a souri et elle a dit : « Je suis une pute. »
Je l’ai regardée. Il y avait une certaine provoc’ dans ses yeux, qui ne permettait pas d’identifier si c’était vrai. J’ai dit : « Ah oui ? Et tu prends combien de l’heure ?
– Pour toi : c’est gratuit. » Elle m’a adressé un clin d’œil et elle est allée parler à l’homme en chemise blanche qui ne cessait de la fixer depuis tout à l’heure. Une traînée de poudre d’or suivait ses pas.
J’ai vidé mon verre de Rotkäpchen Sekt d’un trait, et je me suis étouffée sur les bulles.
Plus tard, quelqu’un m’a dit que Pénélope, la brune, et Nola, la blonde au soutien-gorge rouge, étaient allées prendre de la MDMA aux toilettes. MDMA ou ecstasy, c’était du Mmmh et de l’extase, rien que le nom vous donnait envie de baiser. Je me suis demandée si elles étaient ensemble. Elles sont ressorties en riant et ont commencé à danser au milieu du dance-floor, enlacées.
Toute la salle s’est érotisée. On était hypnotisé.es. Elles ont bougé l’une contre l’autre, sur le rythme des basses, sans se lâcher, elles irradiaient l’extase et le mmh. Il y avait quelque chose de fascinant à les regarder et à attendre que ça aille plus loin, peut-être. Elles dansaient, elles s’effleuraient, elles flirtaient avec les limites, mais elles en restaient là. Au bout d’une année lumière, Pénélope est partie boire un verre.
À présent Nola était seule sous les spots, possédée par la musique. Ses cheveux faisaient des vagues, une tempête de blondeur.
Alice s’est assise à côté de moi : « Je pense que cette année sera l’année où je coucherai avec une fille : elle, je pourrais carrément me la faire. » C’était la première fois que je l’entendais remettre en question son hétérosexualité. En même temps, je voyais tout à fait ce qu’elle voulait dire : il y avait de quoi.
Soutien-gorge rouge. Cette aisance séductrice de vamp. Elle joue, elle touche, elle taquine. Elle sait son pouvoir. C’était déjà trop tard, il n’y avait plus de retour en arrière possible : je la voulais. Et grisée par le champagne, il fallait que j’ose. Je me sentais poussée d’une force que je ne me connaissais pas. Je savais que je ne pourrais pas me contenter de la regarder en souriant en attendant qu’elle approche, aimantée par mon charme naturel. Il fallait que je me jette à l’eau, que je risque de me faire jeter.
Étrangement, cette perspective m’a donné un sentiment de puissance. J’avais le contrôle sur la situation. Je me suis sentie comme un homme, qui agit, qui choisit celle qui lui plaît. C’était ce que j’associais avec le fait d’être un homme, mais ce n’était au fond qu’une partie de moi endormie. Et putain que ça faisait du bien de la réveiller. Je me suis levée et je me suis avancée dans l’arène, le cœur battant, sous les spots diffus de la salle. La techno faisait vibrer ma peau du fond de mes entrailles.
J’ai avancé vers Nola, quelques filles sont venues se joindre à nous sur le dancefloor. J’ai tourné autour d’elle, je n’avais pas l’habitude de faire le premier pas. C’était terriblement grisant. La techno me rendait sourde au reste du monde, il n’y avait qu’un rythme uniforme à suivre, le chaos du monde s’harmonisait et mes pensées devenaient instinct.
J’ai dansé à côté d’elle, avec les autres filles du groupe, sans la regarder. J’ai laissé mon corps bouger naturellement, sans limites, sans tabou. Je me suis laissée glisser sur la musique, j’ai repris contact avec la joie de la sensualité, libre. J’ai regardé dans la direction de Nola. J’ai intercepté son regard. Elle n’a pas détourné les yeux. Elle m’a souri, je pouvais m’avancer, à pas de velours, dans sa direction. Je me suis arrêtée si près d’elle que je pouvais sentir les pulsations de son sang dans l’air.
Je l’ai regardée, elle s’est approchée, je l’ai regardée, elle s’est approchée, elle s’est approchée, son genou a touché le mien, je l’ai prise par la taille et je ne l’ai plus lâchée, griffes plantées profondément dans son joli dos, à l’endroit où la peau est nue, entre le jean taille haute et le soutien-gorge rouge.
Ses yeux ont lancé des étincelles amusées qui ont brûlé ma peau, par endroits, sur les joues. J’ai glissé ses cheveux blonds derrière ses épaules. Je l’ai regardée, je me suis approchée près, très près. J’ai attendu pour voir sa réaction, elle ne s’est pas éloignée, alors je l’ai embrassée. Elle m’a embrassée, avec plus d’audace, des bulles de champagne ont éclaté devant mes yeux.
–
–
–
–
–
C’était si doux, les lèvres de femme, au toucher et au goût. Peut-être même trop, un peu étrange, mais agréable. Je me suis laissée aller à la volupté de cette sensation.
J’ai eu envie de faire tout ce que j’avais vu faire les hommes, dans les films et dans la vie, et que je n’avais jamais osé, je lui ai tiré les cheveux pour faire ployer sa nuque, je l’ai plaquée contre un mur, je ne savais pas toujours exactement ce que je faisais, mais cela n’avais pas d’importance, parce qu’il n’y avait rien à prouver.
Et elle, tout ce qu’elle faisait, elle le faisait dans l’excès, avec une passion pour la vie qui faisait exploser les limites. Elle me tenait par la taille, me faisait tourner, me retournait à me faire tourner la tête, elle menait la danse, je ne faisait que suivre le cours, ballotée, d’une ronde à l’autre, d’un baiser à l’autre. Je sentais la joie légère des notes les plus hautes et la gravité de la basse qui se répandait dans mon corps. Elle léchait mon oreille, me mordait dans le cou, touchait mes seins, devant tout le monde.
Un homme en chemise noire s’était posté devant nous pour nous regarder. L’homme en chemise blanche nous regardait lui aussi. On était seules sur la piste, je sentais le poids des regards sur nous. Exposée ainsi aux yeux de tous, je n’avais d’autre choix que d’assumer. Et en réalité, cela me plaisait. J’étais fière d’avoir conquis ma belle, d’être dans les bras de cette femme convoitée à la sensualité endiablée. Le monde s’agrandissait autour de moi et en moi pour incarner des dimensions nouvelles. Il n’y avait plus de compétition, plus de murs couverts de graffitis, le royaume du plaisir s’étendait à l’infini.
Quand la musique s’est arrêtée, je me suis rassise à la table à côté d’Alice, j’ai saisi une cuisse du poulet rôti encore intact et je l’ai mangée.
Comments