Berlin, janvier 2018
LA DÈCHE
C’était la dèche. Je venais de lancer mon activité de freelance et autant vous dire que ça ne marchait pas. Pas encore. J’avais eu la bonne idée de démarrer sans avoir mis d’argent de côté. Mon CDD d’un an venait de toucher à sa fin et j’avais décidé de saisir l’occasion pour passer à un mode de vie qui me conviendrait mieux que la semaine de 40 heures dans un bureau – rhaaaa, la vraie prison ce truc !
J’avais demandé à toucher une aide à la création d’entreprise, à la place du chômage. Sur le principe, c’était la même chose, sauf que je pouvais travailler en parallèle et que j’évitais les rendez-vous redoutés avec les gars du Jobcenter. En échange, j’avais dû rédiger un businessplan bien ficelé. Pour ce faire, j’avais demandé à un consultant de m’aider. Erreur de débutante, je me suis faite arnaquer. Résultat : je commençais ma nouvelle vie avec 3000 euros de dettes et aucune marge de manœuvre.
Il y a eu ensuite quelques soucis administratifs et les premiers versements des allocations avaient eu du retard. J’attendais donc cet argent et checkais mon compte en banque toutes les deux heures. Il demeurait désespérément vide. Heureusement, j’avais un placard rempli de pâtes, ce qui me permettait de cuisiner de délicieux petit-déjeuners, déjeuners et dîners de pâtes en attendant des jours plus prospères.
Au lieu de chercher des jobs de traductrice free-lance rémunérés, j’avais décidé de profiter de l’opportunité de (bientôt) toucher de l’argent sans rien faire pendant six mois pour me lancer à fond dans le journalisme et me donner les moyens de faire carrière dans le métier qui me faisait rêver.
L’INVITATION
J’ai accepté toutes les opportunités qui s’offraient à moi, espérant me faire un nom et des contacts. J’étais ainsi devenue rédactrice pour le nouveau site d’une influenceuse. Un jour elle me fait : « Ça t’intéresserait de couvrir la Fashion Week de Berlin ? »
Moi : LA FASHION WEEK??!!!
Et comment que ça m’intéressait.
Les conditions : « Tu donnes mon nom à l’entrée et tu devras simplement prendre des photos et des vidéos avec ton portable. »
YES ! Depuis toute petite, je dévorais des magazines de mode, d’abord littéralement, puis littérairement. Les défilés de la Fashion Week, c’était cet événement hyper sélect, auquel même ma tante qui bossait chez Jean-Paul Gaultier, ne pouvait assister.
C’est au milieu d’une semaine random où je n’avais toujours pas de quoi m’acheter à manger que je suis tombée de l’autre côté du black mirror. En vue de l’événement, j’ai retourné l’intégralité de ma garde-robe vintage. J’optai finalement pour un ensemble minijupe vinyle + brassière + talons vertigineux. Mi-Kim K., mi-Lady Gaga. Parfait. Ma copine Jessica me dit que ça risquait de faire un peu vulgaire, mais c’était pour moi un non-argument, car :
1) j’avais décidé une fois pour toutes que mon élégance naturelle empêchait toute forme de vulgarité d’adhérer à ma personne.
2) je considérais la vulgarité comme un concept purement subjectif : tout était une question de perspective.
Ces arguments me permettent surtout de m’habiller comme je veux quand je veux. Liberté ! Le jour J, je sortis donc tête haute et ventre à l’air dans le Berlin verglacé.
DÉFILÉ N°1 : IVAN MAN
Je devais bientôt être arrivée, mais je ne trouvais pas l’endroit : comme je n’avais pas eu les moyens de racheter quelques mégaoctets internet pour mon mobile, je ne pouvais faire appel au GPS-saint-sauveur de mon téléphone. Je repérai une femme (ou était-ce un homme ? J’aimais déjà le tour gender neutral que prenait la journée) habillée de façon très extravagante, en veste rouge oversize, le crâne rasé, une créole dorée à l’oreille droite.
« Hi, are you also going to the Ivan Man show? » (j’essayais de donner à ma voix une nuance nonchalante masquant ma surexcitation contenue. Ouais je suis une habituée des Fashion Weeks magueule)
-Yeah, it’s this way. »
Elle pour le coup, était limite blazée. Wow, ça c’était du training ! Je fis de mon mieux pour l’imiter. Elle me demanda ce que je faisais. Je dis que j’étais blogueuse et journaliste, omettant le fait que je ne gagnais pas un rond de cette activité. Elle me répondis qu’elle venait d’arriver de New York la veille, qu’elle faisait du repérage pour une revue d’art et qu’elle était en train de lancer sa propre marque. J’eus comme l’impression d’être une imposture, mais au moins c’était fun. Et elle, elle bluffait comme moi ou bien son métier était-il réellement ultra cool ? Je ne le saurai jamais.
Quelques photographes de streetstyle étaient postés dans la rue. L’un d’eux s’accroupit devant nous. Je lui fis mon plus beau sourire hollywoodien et un petit signe de la main façon Queen Elizabeth. J’imaginais déjà les gros titres du Vogue « Découverte de la nouvelle it-girl au style inimitable ».
(Deux semaines plus tard, en faisant défiler les 140 clichés du dossier Vogue sur le street style de la Fashion Week à Berlin, je trouvai effectivement la fille au crâne rasé et manteau rouge. En fait le photographe avait soigneusement cadré, moi et mon style inimitable étions simplement restés hors-champ. La gloire sera pour une autre fois.)
Nous arrivâmes enfin à destination, dans les locaux de Mercedes Benz. De la musique électro underground pulsait, de grands écrans diffusaient des images de mannequins et de présentateurs commentant l’événement à venir. Dans la queue, les flash crépitaient. On voyait des doudounes jaunes, des fourrures rouges, bleues, vertes, fushia, et des vêtements que je ne parvenais même pas à identifier. Les gens semblaient tous maîtriser l’art subtil de la moue et je faisais un peu tâche avec mon sourire extatique. J’eus une petite seconde de stress au moment de donner le nom de la blogueuse à l’entrée : vont-ils demander que je montre ma carte d’identité ? Vont-ils ME POSER DES QUESTIONS ??!! Mais après un petit coup d’œil dubitatif, ils me laissèrent entrer sans problèmes.
Je m’assis à ma place, au dernier rang, et attendis le début du défilé. Les gens discutaient les uns avec les autres et prenaient des selfies. Soudain, une mélodie futuriste de dystopie, que j’avais déjà dû entendre dans Blade Runner se fit entendre. Les conversations s’interrompirent et les smartphones se levèrent. Je dégainai le mien aussi sec et me mis à mitrailler comme tout le monde. À travers le prisme de nos écrans, nous pouvions voir défiler des hommes en rouge et vert, comme le Ampelmann Est-berlinois. Parfois, il y avait un détail d’une autre couleur, comme ce mec avec le gant de vaisselle jaune à la main droite. Le partage des tâches, mais qu’à moitié ? Je ne comprenais décidément rien à la mode.
Au bout de ce qui a dû être la deuxième minute, le défilé était (déjà ?) terminé. C’était l’heure de sortir et de prendre des photos devant le mur avec toutes les marques. J’eus un moment d’hésitation au moment de poser devant : par refus de cette société consumériste de merde avec une industrie de la mode catastrophique pour les humains et la planète, je ne souhaitais pas contribuer à la promotion de ces marques. Mais bon, je serais comme une vraie star ! Cette considération acheva de me convaincre et je suppliai ma voisine de prendre quelques clichés de ce moment historique. À défaut d’avoir un.e photographe attitré.e comme les autres, je posai, fière, pour ma photographe d’emprunt.
Dehors, les séances photo continuaient. Blogueuses, influenceuses prenaient des poses étudiées, menton relevé, visage sérieux, regard rêveur sur le côté, adossées à un mur pendant que le photographe se mettait à plat ventre dans la neige pour avoir l’angle parfait, et je me dis que j’avais encore du travail avant de pouvoir passer pour une vraie instagrameuse. Cette idée se confirma lorsque j’envoyai mes photos à la blogueuse, qui me fit gentiment comprendre qu’elles étaient inutilisables.
DÉFILÉ N° 2 : MARC CAIN
J’avais déjeuné chez mon frère, c’était dans le coin. On avait mangé des pâtes à l’huile d’olive et au gouda (j’avais follement espéré me sortir de mes menus habituels), puis il m’avait prêté son portable pour que je puisse prendre des photos dignes de ce nom aux prochains défilés.
Pour le deuxième défilé, à Potsdamer Platz, je me changeai en une robe du soir de velours bleu nuit que j’avais acheté 12 € chez Humana pour Noël. Je l’accessoirisai d’une rivière de faux diamants chinés aux puces du RAW et de talons aiguille empruntés à ma mère. Dans la U-Bahn, j’avais comme l’impression qu’on me fixait.
En plein milieu de Potsdamer Platz, une station de S-Bahn désaffectée avait été transformée pour accueillir le défilé. Une lumière rose flashy sortait du gouffre béant. Je donnai mon nom d’emprunt aux videurs, qui me laissèrent prendre les escalators dans le ventre de béton de Berlin.
Autour de moi, c’était le beau monde ! Je me sentais encore plus petite et plus jeune que d’habitude. Je demandai à des inconnus de me prendre en photo avec le portable de mon frère, vu que la horde de photographes présents semblaient se désintéresser de moi. Je tentai la moue observée le matin même, mais au vu du résultat, je manquais encore sérieusement de pratique. La fille me rendit mon portable avec un sourire attendri. Bitch !
Il y avait un cocktail avant le défilé, mais comme il n’y avait rien à manger – milieu de la mode oblige – je décidai de rentabiliser ma présence en champagne. Je m’accoudai à une table avec ma flûte et entrepris de « faire des contacts ». Je me présentai à un petit groupe, ils firent poliment la conversation.
« Que faites-vous ?
–Je travaille pour une influenceuse. Je suis ici pour prendre des photos de l’événement avec mon portable.
Après un coup d’œil au portable en question, mon voisin marmonna que les jeunes de nos jours gagnaient franchement de l’argent sans rien faire, alors que lui se tuait à la tâche. Je choisis de ne pas préciser qu’entre les stages et le travail « pour gagner en visibilité », les jeunes de nos jours ont plutôt l’habitude de travailler sans gagner d’argent, tant et si bien que quand un travail est rémunéré c’est précisé sur l’offre d’emploi en grosses lettres. PAID JOB. Ça, c’est de la plus-value. Mais je me contentai de laisser planer le doute dans l’espoir de gagner en crédibilité. Fake it ’till you make it, they say. Je me contentai donc de répondre :
«Oui, j’ai beaucoup de chance, c’est génial.»
Je me tournai vers mon voisin de gauche :
« Et vous, que faites-vous dans la vie ?
– Je représente la marque du défilé. Moderne, inventive, innovante c’est la marque du futur. Mon client est un véritable génie de la mode, en avance sur son époque. 100% de nos pièces sont sont conçues par la maison mère à Munich, une véritable révolution dans le monde de la mode et d’ailleurs, nos projets dans les six prochains mois… »
Le problème avec ce type d’événement, c’est que les gens ne discutent pas. Ils font de la communication. Ça me manquait soudainement, d’échanger des phrases avec d’autres êtres humains dans nul autre but que pour le plaisir de la conversation.
À un moment, je crus comprendre que les stars étaient arrivées, car un mur de photographes se forma. Je tentai d’escalader celui-ci, smartphone en main, et glaner moi aussi une photo de star. Mais ma petite taille et ma tenue robe longue/stilettos m’empêchèrent de mener à bien cette entreprise.
Je me contentai donc de rejoindre ma place au dernier rang dans une salle baignée de néons bleus. Je reconnaissais la structure d’une station de S-Bahn : les colonnes, le plafond bas… Mais en lieu et place des wagons jaunes allaient apparaître des mannequins.
Une rédactrice de mode autrichienne s’assis à ma gauche. Je lui posai mon éternelle question :
« Comment devenir journaliste ? »
Elle me suggéra de postuler.
La musique emplit la salle et des mannequins aux tenues que je qualifierais de « disco » défilèrent. J’empoignai mon portable en même temps que tout le monde et entreprit un mitraillage zélé. Parfois, je m’autorisais à poser le smartphone pendant quelques instants et profiter. J’étais à un défilé de mode, à la Fashion Week, dans une station de S-Bahn désaffectée. How cool is that, huh ?
Dès la fin du défilé, je saisis les pans de ma robe et entreprît un footing en stilettos pour ne pas être en retard au dernier défilé de la journée. À mi-chemin, je rencontrai un groupe de filles qui y allait aussi.
« On n’a pas le temps et puis il pleut, on va prendre un taxi. » Je les regardai s’éloigner en voiture tandis que je continuais mon footing sous la pluie.
DÉFILÉ n° 3 : CALLISTI
J’arrivai trempée et échevelée au dernier défilé de la journée, qui avait lieu lui aussi dans les locaux de Mercedes Benz. Je donnai mon faux nom à l’entrée et pris place au dernier rang. Dans mon état, je renonçai au selfie traditionnel et me contentai de regarder les autres faire la moue en prenant des photos. Beaucoup semblaient venir souvent, en habitués, entre amis, et je me dis que j’aurais aimé partager ces moments avec quelqu’un. #violons
La musique commença, les portables se levèrent, les mannequins défilèrent, je mitraillai avec mon portable. Je fus saisie par la beauté de ce dernier défilé. Des couleurs neutres, crème, noir, beige, des femmes conquérantes, fortes, féminines et sensibles, des robes vaporeuses sous des ceintures corset ou des harnais fétichistes, des jupes crayon de girlboss, des talons qui claquent, des coupes élégantes, et tout à coup : c’était fini. Il y eu encore quelques selfies et quelques photos, mais je suis directement sortie dans la nuit.
Je suis passée devant l’énorme montgolfière lumineuse de la WELT, puis j’ai rejoint Potsdamer Platz et ses tours de verre éclairées dans la nuit. J’aimais cet endroit. Je venais pour m’y ressourcer, entre les passants et les voitures, comme d’autres viendraient se ressourcer parmi les arbres. Je restai debout sur cette place tandis qu’autour de moi le monde continuait sa course. Et sous le projecteur de la lune, je fus submergée par la magie de la joie. C’était exactement pour ça que j’avais laissé tomber un job safe à temps plein dans un bureau. C’était pour ça que je m’étais tuée (et endettée) à faire un foutu business-plan pour le lancement de mon activité de free-lance. C’était pour ça que j’avais supporté un régime alimentaire de carbonara sans la sauce pendant quelques semaines, et ça en valait la peine : depuis que j’avais changé de vie, ma vie était excitante. Tout pouvait arriver. Un mardi, je pouvais être amenée à assister à 3 défilés de mode, tomber dans un monde parallèle qui pourtant existe-là dans ma ville, sous mes yeux. Et putain que c’était bon !
Je ne savais pas si je réussirai un jour. À avoir une activité de free-lance prospère. À devenir journaliste. À devenir écrivaine. Mais ce sentiment de joie, d’excitation pour la vie, ça, j’en était sûre, ça valait tout l’or du monde.
Comments