Crédits photo : Alixia Mainnemarre
Elke Foltz est pour moi la quintessence de l’artiste berlinoise. Ce qui m’a frappé la première fois que j’ai vu ses toiles, c’étaient les couleurs à la fois douces et vives et les dessins de petits personnages en action. À la fois étrange et bienveillant, comme pour dire que l’humanité a multiples facettes en-dehors des contours, et que c’est ce qui donne à la vie toute sa richesse.
Depuis que je l’ai rencontrée, l’énergie positive d’Elke m’a plus d’une fois motivée à construire une vie créative qui me ressemble. J’ai voulu en savoir plus sur son quotidien d’artiste, si différent du mien. Chez moi ce sont les livres et les carnets saturés des premiers jets de mes textes qui s’amoncèlent. Chez elle, ce sont les toiles, les crayons et les encres que l’on trouve un peu partout.
Avec ma co-rédactrice Alixia, nous nous sommes rendues à Neukölln, où Elke nous a ouvert les portes de sa WG bohème. Un appartement simple et lumineux, un grand salon, des plantes vertes. Elle nous sert du thé vert bio et des biscuits vegan. Le secret de son style unique ? Chiner ses vêtements aux puces du Mauerpark, quand elle en a besoin seulement, ou faire des échanges de vêtements entre copines. Avec sa silhouette longiligne et sa beauté saisissante, elle aurait pu devenir mannequin, mais ce n’est pas ce qui l’intéresse. Oui, elle pose de temps en temps pour des amis. Le reste du temps elle préfère cultiver son monde intérieur et faire rayonner la joie qu’elle en retire autour d’elle.
Peux tu nous décrire une journée type dans ta vie d’artiste ?
Il y a encore quelques mois, je travaillais à mi-temps dans un supermarché bio. Quand je travaille, je me lève très tôt, car je commence à 6h du matin. Je rentre chez moi vers midi, puis je fais un planning de ce que je veux accomplir dans la semaine ou le mois.
Quand je ne travaille pas, je me lève aussi assez tôt, vers 8h-8h30. Ensuite, je regarde mon planning et je réfléchis à ce que j’ai envie de faire. Si je suis d’humeur à créer à la main, je ne vais pas m’interdire de le faire. Mais si je ne suis pas trop dans le mood, je vais travailler sur des projets graphiques sur l’ordinateur.
Comment est-ce que tu ressources ton imaginaire ?
En allant voir des expos, mais ça peut être tout. Je peux aller me promener, voir de belles couleurs, et faire une petite photographie avec mes yeux. Comme j’ai une très bonne mémoire visuelle, je fais une sorte de collection mentale. Je suis aussi inspirée par les événements de la vie. Ça peut être une émotion ou encore un moment que je vais réinterpréter, mais mon travail est très instinctif.
As-tu un lieu de prédilection pour aller voir des expos ?
Non, pas particulièrement. Dernièrement je suis allée à la Fondation Helmut Newton. Les photographies là-bas sont très grandes, c’est assez rare de voir ça en photo – en tout cas de ce que je connais en photographie. Ça a un véritable impact dans l’espace. Quand je travaille dans ma chambre ou dans mon atelier, j’ai parfois l’impression que mes toiles sont grandes, mais quand je les expose dans un espace, je me rends compte que ce n’est pas le cas.
J’aime le travail d’Helmut Newton parce que ses photos dégagent beaucoup de force. Il les prend souvent en contre-plongée, ce qui fait que les femmes ne sont pas du tout soumises à son objectif, au contraire. Pourtant, comme il y a beaucoup de nus, la première réaction serait de se dire « La femme est encore montrée comme un objet ».
J’essaie de mettre de la légèreté dans mon art, parce que la vie n’est pas toujours facile.
Cette idée de femme forte, tu la replaces dans ton travail ?
Oui, déjà rien que dans le fait d’être une femme artiste, dans le fait d’imposer ça. Ensuite, dans mon travail, en représentant des corps nus, en montrant des poitrines, des sexes… Ça peut aussi être des corps hybrides, mais ce n’est pas vraiment le propos. Le propos c’est de se dire que les personnages sont libres et ils sont ce qu’ils sont. J’essaie de faire des choses un peu assumées pour dire « Peut-être que toi, t’es un peu chelou, mais c’est cool aussi ». C’est une façon de se dire qu’en prenant un peu de recul par rapport aux normes, on peut être beau dans ses imperfections. On peut alors voir la beauté partout.
Et toi, tu vois la beauté partout ?
Oui, je pense que j’ai un regard assez doux.
Tes personnages aussi sont assez innocents…
J’essaie en effet de mettre une sorte de plénitude, de légèreté dans mon art, parce que la vie n’est pas toujours facile – et j’ai envie d’apporter un moment de pause, de prendre le temps d’observer, de ressentir quelque chose.
Quand tu as une activité artistique, tu doutes beaucoup. Tu t’engages à avoir aussi un certain mode de vie, qui n’est pas celui de tout le monde.
Comme je te connais tu es quelqu’un d’optimiste.
Positive, plus qu’optimiste. Je sais que parfois il arrive des merdes et que ça, je n’y peux pas grand chose. Donc j’ai le choix entre essayer de le prendre de manière positive ou de le subir. Après, je subis aussi les choses, comme tout le monde. Quand tu as une activité artistique, tu doutes beaucoup. Tu t’engages aussi à avoir un certain mode de vie, qui n’est pas celui de tout le monde.
Comment fais-tu pour garder la foi ?
Je pense que c’est parce que je ne conçois pas ma vie autrement. Déjà, je ne sais pas faire 36.000 trucs non plus. Ensuite, j’ai eu cette chance de pouvoir faire des études d’arts appliqués assez tôt. J’ai rencontré des personnes qui aujourd’hui encore m’encouragent beaucoup, qui croient en moi. Aussi, je ne me verrais pas dans un travail de 40h par semaine, même si c’était un travail créatif. Je pense que j’ai toujours besoin d’avoir ce petit moment à moi et un espace pour pouvoir m’exprimer.
Quelle est pour toi la nuance entre positivisme et optimisme ?
Pour moi, l’optimisme est associé à ne pas vouloir voir les côtés les plus sombres de la réalité, de refouler ce que l’on ressent. Aujourd’hui, si je suis capable d’avoir cette positivité la plupart du temps, c’est que j’ai dû faire face à moi-même à un moment donné de ma vie et accepter qui je suis.
Quand est-ce que tu t’es faite face à toi-même ?
Quand je suis venue ici, à Berlin. De base, je voulais venir pour six mois seulement, comme beaucoup de gens. Puis j’ai rencontré mon copain, et la vie a fait que je suis restée (rires). Cette pause m’a fait du bien, j’avais besoin de prendre du recul sur ma vie. Mais en Allemagne, il y a d’autres codes, mes repères ont été complètement bouleversés. Moi qui en France étais très entourée de mes amis et de ma famille, je me suis retrouvée toute seule. Je me suis alors demandée : « Est-ce que je veux vraiment ça ? Pourquoi est-ce que je suis partie ? ».
Tu veux dire que tu t’es posé des questions sur ce que tu veux faire de ta vie ?
Ce n’était pas tant sur ce que je voulais faire de ma vie, plutôt sur comment je voulais la mener. J’ai toujours eu cette chance de savoir que je voulais faire un métier créatif. Mais de là à savoir comment ça va se passer… En Allemagne, j’ai eu l’impression de devoir tout recommencer. C’est plus à ça que je ne m’étais pas préparée.
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Est-ce que tu as l’impression que le fait d’être à Berlin t’a aidée dans ta créativité ?
Oui, ça m’a aidée à assumer plus de choses. Ça rejoint cette idée d’être honnête avec soi. De savoir qui tu es aussi, vraiment. Je suis passée par une période où j’ai voulu m’adapter à un marché qui n’était concrètement pas le mien : j’étais un peu illustratrice, je faisais des projets de graphisme… Mais à chaque fois que je postulais pour des agences ou pour être publiée, ça ne marchait pas. Je sentais que c’était plus difficile qu’avant, parce que je m’étais recentrée dans quelque chose qui ne me correspondait pas vraiment. Maintenant, j’essaie de revenir à une activité plus artistique et plus assumée.
As-tu l’impression d’avoir trouvé ton individualité ici ?
Oui, en venant ici, j’avais besoin de savoir si j’étais capable d’être seule dans une ville où je ne connais personne et de me recentrer sur qui j’étais.
Et tu as trouvé la réponse à ta question ?
Oui, je pense être plus apaisée qu’avant.
Est-ce seulement le fait d’être déracinée qui t’a inspirée pour te réaliser créativement ou c’est aussi la ville de Berlin elle-même ?
Berlin aussi bien sûr, parce que c’est une ville qui est en évolution. La ville a une Histoire lourde. Aujourd’hui, il y a plein de personnes jeunes et créatives. C’est quand même fou de passer d’un extrême à l’autre. Et la plupart des Allemands que j’ai rencontrés ici sont tellement gentils et tellement ouverts d’esprit que ça m’inspire aussi.
Quelle était la période la plus difficile pour toi à Berlin ?
Je pense que c’est quand j’ai quitté mon job dans un call-center. J’étais très contente de démissionner. Là, pour le coup, j’ai été un peu trop optimiste (rires). Je n’avais pas préparé mes arrières, et vu que j’avais démissionné, j’allais avoir 2-3 mois sans revenus avant de toucher le chômage. C’est bizarre, parce que c’est un moment de ma vie où j’ai été hyper créative, mais un moment où j’étais tout le temps en stress. Je me disais : « Là, j’ai 3 euros par jour. Qu’est-ce que je fais ? ».
On en revient au fait de se mettre face à soi-même. Avant, j’étais quelqu’un de très fier, je ne demandais jamais d’aide à personne, mais j’ai appris a le faire et ça m’a permis d’avancer.
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Est-ce que tu as eu des difficultés à être créative en étant au chômage ?
Ça m’a donné la foi de créer encore plus, mais j’étais épuisée moralement. C’était une période où je ne me donnais pas le choix : si j’avais un peu d’argent, mon premier choix c’était d’aller à l’atelier et de travailler. J’étais contente d’avoir le temps de créer, mais au bout d’un moment, rien que pour acheter du matériel c’était compliqué. Le plus important c’est de trouver un équilibre. Si ta carrière d’artiste ne décolle pas tout de suite, tu vas devoir travailler à côté, et je suis la première à m’en plaindre tous les jours. Mais en même temps je suis contente de pouvoir aller boire un coup avec mes potes sans me dire “Putain, ça veut dire que demain, je vais juste manger une petite soupe”. Je pense que ça, beaucoup de personnes le connaissent ici.
Plus jamais je ne ferai un travail qui me rend comme un robot et qui ne sert pas l’humanité.
Tu t’en es sortie comment, finalement ?
J’ai dû me donner un gros coup de pied au cul et chercher un autre travail à mi-temps. Mais comme j’étais ressortie un peu traumatisée du call-center, où je suis restée un an, je me suis dit “Plus jamais tu fais un travail qui te rend comme un robot et qui ne sert pas l’humanité. Tant qu’à avoir un job alimentaire, autant que ça te serve à quelque chose.” Mon but c’était de communiquer un minimum en allemand, donc j’ai trouvé ce job à mi-temps dans un supermarché bio. Après, c’est sûr que l’objectif, c’est d’être 100% indépendante, et de faire ce que je veux, mais je sais qu’il y aura une période de transition.
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Si tu veux être artiste, il faut s’accrocher, beaucoup travailler, mais ne pas être trop dure avec toi-même. Et assumer ton mode de vie.
Est-ce que tu aurais des conseils à donner aux gens qui veulent se lancer dans la vie d’artiste ?
Je dirais qu’il faut s’accrocher, beaucoup travailler, mais ne pas être trop dure avec soi-même. Être exigeante, oui, mais pas s’auto-flageller. Après, assumer son mode de vie. Se poser les bonnes questions : “Est-ce que j’ai envie de créer parce que ça m’épanouit pour un moment ou est-ce que c’est vraiment mon moteur de vie ?” Pour moi, c’est ma raison de vivre de pouvoir exprimer ce qu’il y a à l’intérieur, toucher d’autres personnes et peut-être créer un échange.
Est-ce que tu as ressenti une pression de la part de ton entourage par rapport au fait de vivre ta vie d’artiste à Berlin ?
Je pense qu’il y a toujours une pression, que ce soit à Berlin ou ailleurs. Des fois je me dis “Putain, je suis pas venue à Berlin pour travailler dans un supermarché”. Mais je pense que cette pression tu l’as tout le temps, du moment où tu décides d’avoir une vie différente de celle de la plupart des gens. Il y a des moments où j’ai l’impression de tout rater, où personne ne répond à mes emails, où personne ne m’appelle et je me dis “Il faut que ça arrive, moi j’avais prévu la renommée internationale à 25 ans !”. (rires) Sauf que ça ne marche pas toujours comme ça.
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Sur le papier, Berlin c’est cool, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des difficultés.
Qu’est-ce que tu penses que les gens, d’un point de vue extérieur, ne savent pas sur la vie d’artiste à Berlin ?
Sur le papier, Berlin c’est cool, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des difficultés comme dans n’importe quelle ville. Quand tu n’es pas Allemand, tu dois t’adapter et ce n’est pas toujours évident. Mais ça permet d’apprendre beaucoup de choses et de ne pas être dans le jugement. Certes, les Allemands ne vont pas réagir comme les Français, mais c’est normal. Il ne faut pas arriver avec ses gros sabots et dire “Non, moi je vis comme ça”.
Qu’est-ce que tu aurais aimé savoir avant de devenir artiste ?
Pas grand chose, je savais que ça allait être compliqué. Peut-être d’avoir un peu plus de patience, car il faut vraiment s’accrocher. Au début, j’avais moins conscience qu’il s’agit d’un choix de vie. Je voulais faire de l’art pour moi, j’étais plus centrée sur ma personne. Alors que maintenant, je me dis que ça peut avoir un impact positif sur les gens, pas forcément par mon travail, mais simplement en étant ce que je suis : engagée et positive.
Qu’entends-tu par “engagée” ?
Du moment où tu choisis un mode de vie qui est différent des autres, tu es engagée. Car tu vas forcément te les prendre dans la tête, les “Oh mais tu fais du dessin, c’est bien, tu gribouilles”. J’espère que le fait de partager ce que j’aime et de savoir qu’il y a beaucoup de travail derrière, puisse rayonner autour de moi.
Il y a eu aussi des moments où je me suis dit “Tu vas faire ça, et ça va te rapporter du fric”. Et oui, ça m’a rapporté du fric, mais je me suis plus adaptée aux gens que ce que je voulais. Je gardais ma personnalité, mais je restais quand même limitée. C’est une bonne amie à moi qui m’a dit “Elke, moi je t’ai connue à avoir plus de tripes, à prendre plus de risques”.
Le risque d’être authentique…
Oui, c’est le risque de toucher un public plus petit, mais d’être sur quelque chose de plus pérenne en imposant ton style à une société qui ne veut pas la même chose.
En travaillant d’abord la couleur, je me mets en danger. Il faut alors que je m’adapte tout le temps. Mais pour moi, c’est plus intéressant que d’appliquer une couleur dans une forme déjà inscrite.
Pourquoi est-ce que tu t’es intéressée à la couleur plus qu’à la forme ?
Par mes parents, parce qu’ils ont toujours aimé la couleur. J’ai commencé à m’intéresser aux couleurs qu’il y a en Afrique notamment, dû à mes origines. Petit à petit, ici, je me suis créé ma propre palette, avec des couleurs complètement différentes de celles que l’on peut trouver au Sénégal.
Mais c’est aussi parce que pour moi, la couleur c’est un challenge. Quand je commence par une couleur, c’est toujours difficile à apprivoiser, ça fait peur. Je passe 3 heures sur un tableau et il suffit que je pose la mauvaise couleur pour détruire l’équilibre. En travaillant d’abord la couleur, je me mets en danger. Il faut que je m’adapte tout le temps et pour moi, c’est plus intéressant que d’appliquer une couleur dans une forme déjà inscrite. Ce n’est pas toujours agréable, ces moments où je me dis “Putain, j’ai tout foiré”, mais j’accepte que ça fasse partie du jeu. C’est le seul moyen au final de vraiment m’épanouir dans ma démarche artistique.
Quand je fais du dessin, je pense un peu à l’histoire, avant, mais peut-être que le point de départ sera complètement différent de l’arrivée. Et ça, j’ai appris que ce n’est pas forcément un problème. Parfois, j’ai une idée hyper ambitieuse au départ, qui au final l’est moins, mais ça ne veut pas dire que c’est moins intéressant, juste que c’est différent.
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